« Paupérisation globale du secteur d’activité et accroissement des coûts logistiques sont les conséquences directes du Black Friday. Elles impactent directement les acteurs les plus fragiles, ceux dont les capacités financières sont moindres, bref tous sauf Amazon dont les capacités sont sans commune mesure. Or c’est bien Amazon qui a quasiment imposé cet événement en France, en cohérence avec sa stratégie.
Positionner des soldes à quelques semaines avant les périodes d’activité les plus fortes réduit mécaniquement la rentabilité de celles-ci. L’effet du Black Friday, n’est pas tant de dynamiser une période creuse que d’attirer à lui une partie des capacités d’achat de la fin d’année. Le Black Friday ne permet pas non plus d’écouler les invendus.
Avec des remises affichées jusqu’à 90% (BrandAlley) la notion même de prix des produits et des marques est atteinte. Même si les remises réelles accordées sur l’ensemble des catalogues est de l’ordre de 3%, le référentiel prix s’évanouit encore plus pour le consommateur.
Oublier la marge pour le chiffre d’affaire
Black Friday en novembre, Ventes Privées à tout moment et Soldes en Janvier, la multiplication des temps forts axés sur les taux de remise atteint la rentabilité structurelle du secteur de la distribution et, par ricochet, celle des marques. La chute de la Maison VPC, condamnée au fil des ans à fournir toujours plus à une clientèle droguée au taux de remise devrait pourtant faire office d’avertissement.
Mais la fascination pour les Anneaux de pouvoir, ceux qui décuplent le chiffre d’affaire rend sourd et amnésique.
Or cette sidération fait non seulement oublier la marge pour le chiffre d’affaire, elle masque également le « contre-coût » du succès de l’opération : la logistique.
Toujours sous la pression d’Amazon, l’expédition et le retour gratuit sont devenus les prérequis du e- commerce. Parfois même sans qu’un seuil de déclenchement de cette gratuité soit appliqué. Or le Black Friday met en avant, à juste titre, la limitation de l’offre dans la durée et les quantités disponibles.
Dans le cadre d’une proposition d’expédition et de retour à faible contrainte, cela incite à la commande rapide, quitte à ce que le client se ravise via l’impression d’un bon de retour gracieux.
Des taux de retour qui s’envolent
Ainsi, avec le Black Friday, non seulement le référentiel prix s’évanouit mais les taux de retour s’envolent. Au-delà des 10, 20, 40% habituels !
Or le coût complet de la logistique du e-commerce s’élève déjà à 25% de son chiffre d’affaire et croît de plus de 14% par an ! Notre estimation de ce coût complet inclut l’approvisionnement, le stockage, le picking, la livraison, les retours ainsi que la gestion de l’ensemble. Ce coût a crû de 14,7% lors de ces 5 dernières années et, selon nos projections, devrait continuer sur cette tendance jusqu’en 2025.
Cet accroissement est lié à l’action menée par Amazon pour augmenter les attentes du consommateur sur Internet avec, non seulement une banalisation de l’envoi et du retour gratuits (le paiement de ce dernier est inacceptable pour 49% d’entre eux), mais aussi grâce à une grande efficience logistique. Nos tests, menés auprès de 30 acteurs du e-commerce lors de ce dernier Black Friday, ont montré qu’Amazon atteint un taux de remplissage de ses colis de 82% contre 47% pour ses concurrents, un délai de mise en expédition de 3,3 heures contre 23,4. Or la rapidité de la livraison est le facteur N°1 pour l’appréciation globale du service.
Il n’y a pas de secret, les coûts logistiques sont l’un des postes de dépenses les plus importants du Sauron de Seattle, 46,95 Mds $ pour 2017, soit 27% de ses frais d’exploitation. Ces coûts étaient de 23 ,7% en 2015 et de 25,7% en 2016. Mais qu’est-ce que 46,95 Mds de $ pour une entreprise cotée 800 Mds $ et pouvant emprunter au même taux que l’Etat Chinois ?
Avec le Black Friday, Amazon démontre sa capacité à faire plonger sous l’eau, avec un simple tuba, l’ensemble de son univers concurrentiel tandis que lui s’est équipé d’une bouteille d’oxygène. Bien peu reviendront à la surface. Les quelques survivants devront alors végéter dans les ténèbres de la place de marché de Sauron.
Cette évolution n’est pas inéluctable, loin s’en faut. Elle exige cependant une vision à long terme couplée à une grande agilité, des indicateurs clefs de succès tels que la Valeur Vie Client et une appréciation des stocks en termes de flux – y compris chez le client ».
Jean-Paul Crenn, est fondateur de VUCA Strategy, cabinet conseil en e-commerce et transformation digitale. Il enseigne auprès de l’ESCP Europe, la Toulouse School of Management et de la Toulouse Business School.
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L'équipement de la maison atteint 1 milliard d'euros pendant le Black Friday 2018 11/12/2018